Et puis, deux jours avant le départ, leur mère, ayant pris froid en sortant d’une représentation de La Traviataà la Fenice, dut garder le lit avec une grosse bronchite et une forte fièvre. Le médecin se montrait rassurant mais il ne pouvait être question de la faire voyager avec la température polaire qui régnait alors sur l’Europe. C’était la catastrophe.
— Dans ces conditions, déclara Morosini, on ne part plus ! Je vais téléphoner à Vauxbrun…
— Tu ne peux pas faire ça ! protesta Lisa entre deux quintes de toux. Tu es son témoin… et il serait vraiment trop déçu ! Tu y vas tout seul, voilà tout !
— Et nos deux terreurs ? Comment crois-tu qu’ils vont prendre la nouvelle ? Je peux peut-être les emmener.
— Pas sans moi ! Ils feraient devenir chèvre la pauvre Trudi et mettraient la maison de Tante Amélie à feu et à sang. Quant à leur déception, je m’en charge : Luisa Calergi va donner un bal d’enfants pour la mi-Carême. On transformera la robe d’Amelia et Antonio aura son épée.
— Génial ! apprécia Aldo. Mais ils vont être désolés rue Alfred-de-Vigny…
— Tante Amélie et Marie-Angéline doivent venir pour la fête du Rédempteur. Tu sais… dans un sens, je ne suis pas vraiment peinée de ne pas t’accompagner. Je ne sais pas pourquoi, ce mariage précipité ne me dit rien qui vaille. C’est une simple impression mais elle ne me lâche pas.
— Gilles a peut-être fait ce qu’il faut pour qu’il faille se hâter ? Quand il est amoureux, il ne se possède plus, hasarda Aldo.
— Tu rêves, mon chéri. Souviens-toi de ce qu’il a écrit : une pure jeune fille… une infante et presque une madone ! Et mexicaine par-dessus le marché ! Les privautés prénuptiales ne sont pas de mise avec ce genre de fiancée, ou gare à l’entourage !
Aldo en convint, se rangea finalement à l’avis de sa femme et s’embarqua sur la branche du Simplon-Orient-Express qui desservait Venise… en compagnie des deux ravissants tableaux de Guardi qu’il avait choisis comme cadeau de noces. Il savait qu’ils feraient plaisir à Gilles. Et après tout, c’était ce qui comptait. Si le cher garçon trouvait le bonheur dans ce mariage un peu disproportionné, ce n’était pas à ses amis de faire la fine bouche. C’était un homme solide, une autorité dans la profession, et même si ses coups de cœur successifs avaient tendance à le mettre dans un état second, du moment qu’il allait jusqu’au mariage, il fallait que les circonstances fussent exceptionnelles. Ainsi qu’Aldo avait pu s’en rendre compte dans la lettre et au cours d’un bref coup de téléphone, Gilles était vraiment très épris. Cela s’entendait au son grave, solennel, de sa voix, à son style plus sobre. Aldo n’y avait pas retrouvé le grain de folie qui accompagnait ses précédentes aventures. Peut-être parce qu’il allait épouser une vraie jeune fille, qu’il en était conscient, ce qui faisait la différence.
Il en eut confirmation à la gare de Lyon où l’heureux fiancé était venu l’attendre et faillit ne pas le reconnaître dans le long personnage entièrement vêtu de noir – pardessus d’alpaga et chapeau à bord roulé – qui s’avança vers lui, un sourire extatique aux lèvres. Un Vauxbrun sérieusement amaigri, ce qui ne lui allait pas si mal et accentuait sa vague ressemblance avec Jules César. Ce dandy toujours à la pointe de la mode, habillé à Londres, d’ailleurs, n’eût jamais – avant ! – endossé ce genre de tenue, plus adéquate à des funérailles qu’aux courses du petit matin pour venir à l’aube réceptionner un vieux copain dans les courants d’air d’une gare parisienne. Il ne put s’empêcher de s’étonner :
— Tu vas à un enterrement ?
— Non. Pourquoi ?
— Ce noir ? Je le trouve un brin tristounet pour un fiancé !
— Oh ça ?… (Puis avec un rire pudique :) Isabel trouve que cela me sied ! Que cela m’affine !
Décidément, c’était Gilles Vauxbrun repeint par le Greco ! Autant s’y faire tout de suite !
— Eh bien, parle-moi d’elle ! Tu es heureux, j’imagine ?
— Tu ne peux pas savoir à quel point ! Aucune jeune fille au monde n’est plus belle, plus noble, plus sage ! Je n’arrive pas encore à croire à ma chance. C’est une reine que j’épouse, tu sais ?
— Ben voyons ! fit Aldo, indulgent. Moi, je trouve qu’elle a autant de chance que toi et j’espère qu’elle s’en rend compte !
— Que veux-tu dire ?
— Que tu es, toi aussi, un roi dans ton genre et que j’espère qu’elle t’apprécie. Qu’elle est aussi amoureuse que tu l’es…
— Naturellement elle l’est et j’en suis sûr mais…
— Mais quoi ?
— Une jeune fille de son rang – elle descend à la fois de Charles Quint et de Montezuma ! – ne saurait se montrer expansive ou faire étalage de ses sentiments ! Un sourire, un regard en sont les seuls témoignages que peut s’autoriser une vierge de sa condition. Doña Luisa, sa grand-mère, y veille de près…
Aldo eut soudain l’impression d’assister à une représentation de Ruy Blaset d’entendre les interdits de la Camarera Mayor : « Madame, une reine d’Espagne ne regarde pas par la fenêtre !… Madame, une reine d’Espagne ne reçoit pas de fleurs… » et faillit se mettre à rire mais la mine extatique de son ami lui en fit passer l’envie. Il poursuivait :
— Elle sera pour moi une épouse exceptionnelle, la plus noble des compagnes ! Une châtelaine…
— Une châtelaine ?
— Oui, j’ai acheté un château mais je te raconterai plus tard. Elle m’attend au Ritz et je t’y conduis. J’ai évidemment retenu ta chambre puisque c’est là que tu descends d’habitude.
Morosini s’arrêta au milieu du quai, ce qui obligea Vauxbrun à en faire autant, ainsi que le porteur de ses bagages. Puis, dardant sur son ami un regard inquiet :
— Tu te sens bien ?
— Mais… naturellement ! Qu’est-ce que tu as ?
— C’est à toi qu’il faudrait poser la question. En dehors de Lisa et des enfants dont tu ne m’as pas demandé de nouvelles, tu te souviens peut-être de ma Tante Amélie – la marquise de Sommières !
— Forcément, puisque je l’ai invitée. Elle va bien, j’espère ?
— Je te le dirai tout à l’heure quand tu m’auras conduit chez elle, rue Alfred-de-Vigny, où j’habite lorsque je viens à Paris !
Vauxbrun eut un petit rire et se frappa le front :
— Quel imbécile je fais ! Comment ai-je pu l’oublier ? Toutes mes excuses, mon vieux ! Depuis que nous sommes plongés dans les préparatifs du mariage, je mélange tout ! Bien sûr, tu vas rue Alfred-de-Vigny !… Mais là, je vais te mettre dans un taxi, ajouta-t-il en consultant sa montre. Isabel m’a donné rendez-vous pour quelques courses de dernière minute et je ne veux pas la faire attendre…
Il était fébrile à présent, pressé de gagner la sortie vers laquelle il allait s’élancer. Aldo le retint :
— Une minute, s’il te plaît ! Commence par me débarrasser de ça ! fit-il en tendant la valise spéciale contenant les deux Guardi qui avaient voyagé avec lui.